Mais Alejandro De Tomaso avait une autre idée pour faire passer la vitesse supérieure à sa firme chérie (Maserati) et semble-t-il préférée, même par rapport à celle portant son propre nom. Depuis 1975, les voitures de plus de 2 litres étaient lourdement taxées en Italie (19 % de TVA jusqu’à 2 litres, mais 38 % au-delà !). Si Alejandro voulait produire une Maserati à grande échelle, il fallait que celle-ci restât sous la barre des 2 litres mais, réputation sportive du "Tridente" obligeant, qu’elle délivrât au moins 170 à 180 cv. Une toute nouvelle technologie lui permettra en 1981 de résoudre cette équation, ce sera la formidable saga des Maserati Biturbo qui s’étendra sur 21 ans
ci dessus Giordano Casarini en 2011 est devenu ingénieur technique chez Zagato.
Chez Maserati en 1977 (au cours de la genèse de la future Biturbo), aucun motoriste, ni Aurelio Bertocchi, ni Ermanno Cozza, ni Ermanno Corghi n’avait l’expérience de la turbocompression. De Tomaso recruta Giordano Casarini qui, après un passage chez Ferrari, travaillait à Los Angeles au milieu des années 70 pour la société Spearco et possédait cette rare expérience. Casarini commença par installer en 1977 un turbo unique sur une Merak 3 litres jaune prélevée sur la chaîne. Le turbo fut placé tout à fait à l'arrière de l'auto et en bas, derrière la boite de vitesse. De Tomaso, qui essaya la voiture personnellement, fut enthousiasmé par ses performances et sa vivacité. Il envisagea même un instant de produire une Merak Turbo puis se ravisa, préférant réserver cette technologie à la future nouvelle venue. Cette Merak Turbo, première Maserati Turbo de l'histoire, est conservée précieusement à l'inestimable musée Panini près de Modène :
On reconnait la Merak Biturbo aux prises d'air inhabituelles sur les ailes arrière.
Casarini travailla ensuite sur le nouveau V6 à 18 soupapes. A la différence de la Merak, il fut impossible de glisser le turbo devant ou derrière le moteur et sa mise en place au centre du V s’avéra vite extrêmement compliquée avec de nombreux collecteurs d’échappement détournés qui se croisaient en tous sens et "mangeaient" toute la place de l’admission. Il semble bien qu’en discutant avec Giordano Casarini devant cet imbroglio de tubulures, Alejandro De Tomaso eut l’intuition de sa vie, une idée lumineuse lancée comme une boutade : « pourquoi ne pas installer un turbo par rangée de cylindres, tout contre l’échappement latéral, donc facilement accessible ? ». Casarini resta bouche bée, comment n’y avait-il pas pensé lui-même ? Un turbo par moteur ça existait déjà, pourquoi pas deux ?
Cette disposition en turbo -V- turbo (.V.) était extrêmement logique, ne nécessitait presque pas de modification de l'échappement et reste toujours d'actualité de nos jours 35 ans plus tard quand il s'agit de turbo-compresser un moteur en V, comme en témoignent les toutes dernières Audi RS6 ou Nissan GTR ou les V6 et V8 des berlines Maserati Quattroporte VI et Ghibli III.
Giordano Casarini, tout excité, s’exécuta et plaça (pour la première fois de l'histoire de la production automobile de série) un turbo de part et d’autre du moteur et en bas, à l"ombre" des hauts du V largement ouvert à 90 degrés, sous le porte-à-faux des culasses, les axes des turbos parallèles au vilebrequin du moteur, les ailettes entraînées par les gaz d'échappement à l'arrière, celles de compression de l'air frais à l'avant. Notez en vert le filtre à air derrière la cloche (plenum) d'admission abritant le carburateur double corps Weber :
Mais avec les turbocompresseurs habituels du marché (les Garrett américains ou les KKK allemands), l’ensemble V6 plus les deux turbos n’entrait pas entre les deux longerons du projet carrosserie déjà très avancé et impossible à remanier du designer Andreani ! Alejandro De Tomaso, guidé par Giordano Casarini, s’orienta alors avec succès vers les plus petits turbocompresseurs du marché de l’époque, des IHI japonais (Ishikawajima-Harima heavy-Industries) qui venaient d’être étudiés et mis au point pour un petit moteur Daihatsu. La chance sourit parfois : grâce au poids plume des pièces en mouvement (125 grammes seulement pour l’axe et les ailettes d’échappement et de compression sur le IHI), De Tomaso résolut, sans le faire exprès, le problème du temps de réponse, quasiment inexistant sur les Maserati Biturbo. Si des Garrett ou des KKK étaient passés entre le flanc du moteur et les longerons, les Biturbos auraient probablement un peu souffert du "turbo lag" !
La gracieuse Biturbo 1, présentée en décembre 1981, cachait un tempérament de feu sous une robe de sage bourgeoise élégante :
La finition, qui reçut les éloges de la presse auto et du public, était à la hauteur de celle des "grandes" Maserati !
La belle était cependant très fragile :
le cliquetis du à des à-coups de compression trop forte, l’air trop chaud dans le plenum évaporant l'essence, les turbos initiaux (IHI RHB51) non refroidis par eau, le passage étroit de l’huile vers l’arbre à cames droit, les segments chromés des pistons qui raclaient le Nigusil des chemises, les catalyseurs des Biturbo américaines qui grillaient, l’électricité "poétique" avec une boîte à fusibles très moyenne (celle de la Fiat Ritmo au début). Il fallut résoudre un à un tous ces problèmes : installation en série du système MABC de contrôle électronique de la pression de suralimentation, mise en place d'un détecteur de cliquetis, échangeurs air-air (et même quelques rarissimes air-eau) proposés en option, refroidissement en série des axes des turbos par l'eau de refroidissement du moteur (IHI RHB52), abandon du chrome sur les segments des pistons (évitant ainsi l‘altération du Nigusil recouvrant les chambres), amélioration de la lubrification de l’arbre à cames droit, pompe à eau redimensionnée, tendeurs de courroie renforcés, installation d'un différentiel à glissement limité baptisé Sensitork.
Toutes ces améliorations étaient présentes sur la Biturbo II de 1985 grâce au travail acharné d'Aurelio Bertocchi et de son assistant Ermanno Corghi pour rattraper les choses.
Aurelio Bertocchi perdra malheureusement la vie dans un accident de voiture en 1985 alors qu'il était passager d'une Innocenti De Tomaso conduite dans le brouillard par l'ingeniere Ermanno Corghi !
Blessé non pas physiquement mais moralement (comme on peut le ressentir encore de nos jours en discutant avec lui), Ermanno Corghi poursuivit avec résolution le travail de bonification des Biturbo entrepris par son ami décédé, réalisa le passage à l'injection (Si), au 2.8 litres (228, 430, Karif, 222E), au V8 (Shamal), à la culasse 4 soupapes par cylindre (2.24v, 4.24v), aux bielles et pistons forgés (Racing). Un travail patient et colossal !
Ci-dessous une discussion passionnante avec Ermanno Corghi en 2014 à Modène :
Voici le véritable chef d'œuvre d'Ermanno Corghi : le très abouti V6 Biturbo issu de la Racing avait en 1992 sur la Ghibli II un rendement extraordinaire en série avec 306 cv (et même 330 cv en Cup en 1996) pour 2 litres. Ce record ne fut battu par AMG qu'en 2014 ! (Collection Ghibli 30) :
Ce moteur prodigieux, fruit de 12 ans d'améliorations incessantes du V6 Biturbo Maserati, était de plus d'une très grande fiabilité (aucune casse moteur lors des deux saisons Ghibli Cup 1995 et 1996 !). On peut affirmer sans se tromper que ce moteur menaçait même Ferrari !
Avec le départ de Giulio Alfieri en 1975, s'était terminé le temps de l'ingénieur en chef absolu, qui gérait tout (moteur, châssis, voire même carrosserie comme nous l'avons vu avec Gioacchino Colombo). Cependant, Ermanno Corghi avait carte blanche en matière de moteur du temps de De Tomaso (jusqu'en 1993) puis de Fiat (jusqu'en 1997). Il perdit cette autonomie à l'arrivée de Ferrari aux commandes du Trident en 1998 ce qui le poussa d'ailleurs à quitter Maserati.
Eh bien voilà, chers amis. Le parcours de l'historique Maserati vu à travers ses ingénieurs est parcouru ! N'hésitez pas à poster des photos des "ingenieri" mythiques du "Tridente" !