Je vous propose une petite nouvelle très brève sur De Tomaso que j'avais insérée en 2012 dans le bouquin de Barth sur les 30 ans de la Biturbo :
"Il padrone"
(Alejandro De Tomaso fut le patron de Maserati, "il padrone", pendant 18 ans de 1975 à 1993)
L'ambiance est particulière ce soir de 1991. Alejandro De Tomaso est assi seul à table, ce qui est inhabituel. Il sirote lentement son vermouth. En fait, il s'est trompé d'heure et s'est rendu trente minutes en avance au dîner-réunion de travail avec ses collaborateurs qui se tient régulièrement dans ce restaurant de Modène, "la Secchia Rapita", aux murs recouverts de photographies de course automobile et aux moteurs Maserati et Ferrari exposés entre les tables : un très typique restaurant modenais !
Alejandro a une demi-heure devant lui, une demi-heure de liberté et de solitude, évènement peu courant dans son agenda chargé. La réunion de ce soir n'est pas d'une importance fondamentale, quelques points de détail à régler au sujet de la nouvelle Ghibli. Il n'a pas besoin de compulser davantage ses notes. Il est libre et son esprit vagabonde.
Ses yeux balaient la salle, si familière, mais c'est son Argentine natale qu'il revoit, son père (d'origine italienne) ministre de l'agriculture, sa mère héritière de l'une des plus grandes propriétés terriennes du pays. C'est d'ailleurs le T stylisé servant à marquer l'immense bétail maternel qu'Alejandro utilisa, sur fond de drapeau argentin bleu et blanc, comme emblème de ses voitures De Tomaso.
Alejandro a totalement oublié qu'il est au restaurant à Modène. Les images se succèdent, si nettes, si proches et intimes et pourtant déjà si lointaines, celles de sa carrière de pilote automobile au volant de bolides Ferrari ou Maserati, sa rencontre avec Elisabeth Haskell, son épouse, venue concourir aux 1000 kilomètres de Buenos Aires 1956 avec sa Maserati personnelle, leur installation à Modène, la "Mecque" du sport automobile, leur statut de pilotes d'usine pour OSCA (la marque fondée par les frères Maserati après la cession de la maison mère à la famille Orsi), les courses en coéquipiers avec sa femme (victoire avec Elisabeth à l'indice de performance aux 12 heures de Sebring en 1958 et 1959 et avec Collin Davies aux 24 heures du Mans 1958, le tout sur OSCA 750), sa carrière de constructeur de voitures de course puis de voitures de sport à moteurs Ford V8, enfin son défi de reprendre Maserati en faillite en 1975 et l'épopée "Biturbo" dont il fut le promoteur essentiel.
Toutes ces images défilent en accéléré. En quelques minutes, grâce au recul face à l'immédiateté procuré par la solitude et le silence, Alejandro embrasse sa vie, la quintessence de sa vie, ce qui conduit inévitablement à une question, à La question. Où sera-t-il dans 20 ans, dans 30 ans ? Peut-être son esprit vagabondera-t-il toujours en ces lieux ?
C'est étrange. Dans la cour de l'usine tout à l'heure, il s'était rapproché d'un beau coupé Shamal rouge à peine achevé et en attente de livraison. Il l'avait caressé du regard, effleuré du bout des doigts, tout en se disant : "et si un adolescent actuel, futur possesseur de cette auto rouge dans 25 ans, émerveillé par elle, venait un jour en ces terres de Modène comme en pèlerinage ?"
Alejandro sourit tout seul à sa table, il sait bien qu'il ne disparaîtra pas totalement, que son empreinte est désormais indélébile, qu'il restera là sous une forme ou une autre pour accueillir un jour les hommes animés d'une réelle passion ...
... mais qui sur Maseratitude détient aujourd'hui cette Shamal qui avait réconforté De Tomaso il-y-a plus d'un quart de siècle ?