Soulignés en orange, les modèles Maserati sortis sous l'ère Citroën :
Contrairement à ce que l'on a pu dire, les années Citroën (1968-1975) ne furent pas stériles pour Maserati, bien loin de là. Seule leur conclusion fut désolante mais, au début, aucune bride ne bâillonna la créativité de l'équipe de Giulio Alfieri, bien au contraire puisque grâce au soutien financier de Citroën et à l'enthousiasme de Pierre Bercot, ces années virent l’apparition de quelques-uns des plus fascinants "monstres sacrés" routiers de l’histoire de Maserati avec un "quatuor fabuleux" : l’Indy, la Bora, la Merak et la Khamsin.
L'Indy (V8 de 4.2 ou 4.7 ou 4.9 litres), sorte de Ghibli 4 places dessinée par Vignale et projetée avant le rachat, fut la première Maserati à sortir sous l'ère Citroën :
L'ingénieur Giulio Alfieri en cravate après un retour de "collaudo" de la Bora par Guerino Bertocchi en noir. (photo Blu Sera).
Ah les plaques "Prova" ! La Bora avait le V8 Maserati 4.7 ou 4.9 litres en position centrale arrière longitudinale.
L'ingénieur Giulio Alfieri, le designer Giorgetto Giugiaro et le directeur Guy Malleret avec le prototype Bora au salon de Genève 1971 :
Giulio Alfieri avec "sa" Bora :
Au salon de Turin 1972, le designer Giorgetto Giugiaro discute avec Giulio Alfieri à droite avec la Boomerang au premier plan (proto à toit vitré sur base Bora) :
la Merak, dévoilée au salon de Turin 1972, nommée cette fois-ci non pas à partir d’un vent mais d’une étoile de la Grande Ourse, équipée du moteur V6 C114 de la SM réalésé à 3 litres pour 190 cv et tout de même 240 km/h :
La Merak est une Bora à moteur V6 et à capot arrière allégé sans verrière !
La Khamsin, dessinée par Marcello Gandini et dernière création achevée de "l’ingeniere" Giulio Alfieri pour Maserati, sortit en 1974 avec le V8 de 4.9 litres carter sec en position avant :
A la sublime (ci-dessus) Quattroporte II Frua (V8 4.9 litres pont rigide de Indy) crée en deux exemplaires sous l'impulsion de l'Aga Kahn, les directions de Citroën et Maserati préférèrent le projet Quattroporte II Bertone, dessinée par Marcello Gandini, voiture tout aussi élégante mais plus moderne et surtout beaucoup plus sobre, une traction avant animée par le moteur V6 de la SM. Ci-dessous la Quattroporte II Bertone :
Mécaniquement, il s’agissait d’une pure SM (le châssis était celui fourni par Citroën à Chapron pour sa SM à quatre portes, l'Opera) mais revêtue d’une belle carrosserie de berline tricorps dessinée pour Bertone par Marcello Gandini, qui venait de commettre la BMW série 5. Si on fait bien attention, il y a d'ailleurs beaucoup de similitudes entre la bavaroise et la Quattroporte II : le capot moteur débordant sur les ailes (en coquille de palourde), l’angle entre le pavillon et le coffre, la pente du coffre, la forme et la hauteur du pare-brise. Par ailleurs, les six phares carénés rappelaient la SM.
Le moteur de la Quattroporte II était le V6 C114 de la SM en version 2.9 litres, 210 cv et distribution renforcée, le même que celui équipant les Merak 2.9 litres. En phase avec les préoccupations du moment, la consommation se trouvait réduite d’un bon tiers au moins par rapport à une berline V8 de 4.9 litres mais au prix d’une vitesse de pointe (200 km/h) très modeste pour une Maserati, la plus modeste depuis la 2000 GT A6G 2 litres de 1950. Les grands attraits de cette voiture résidaient plutôt dans son confort exceptionnel (suspensions hydropneumatiques), son luxe intérieur, sa modernité, sa sécurité de tenue de route, sa grande classe et le prestige de son blason "Maserati". Elle eut été la première Maserati à traction avant si elle avait industriellement vécu et connu la production de série. Elle en était presque à l'entrée en production quand la foudre s'abattit sur Maserati !
En effet, en mars 1975 l’impensable se produisit, le cataclysme survint assez brutalement : Maserati fut mise en liquidation judiciaire par le groupe PSA qui englobait désormais Citroën ! Comment a-t-on pu en arriver là ? Par une conjonction de facteurs, bien sûr, mais dont l’élément essentiel fut le rachat de Citroën par Peugeot qui s’aperçut vite que la SM n’était pas rentable. Un peu à cause des problèmes initiaux de tendeurs de chaînes de distribution qui avaient terni sa réputation, un peu à cause de tout le tapage médiatique sur la crise pétrolière de 1973, les rythmes de vente de la SM se ralentissaient très franchement en 1974. Les dirigeants de PSA, le nouveau groupe comprenant Peugeot et Citroën, sacrifièrent la SM d'autant plus qu'ils avaient déjà dans leurs cartons le nouveau V6 PRV (Peugeot-Renault-Volvo) à 90 degrés comme le Maserati mais ne dépassant pas 126 cv en carburateurs pour 2.6 litres. Ces messieurs de PSA stoppèrent en 1975 la production de la majestueuse Citroën SM à moteur Maserati, le vaisseau amiral, la seule voiture de luxe française, oubliant quelque chose d'essentiel : le rêve, la passion, le désir ! Il ne s'agissait pas seulement de produire des caisses à roulettes comme on ferait des réfrigérateurs ou des machines à laver, mais de créer de l'art et des objets d'extase, surtout concernant Maserati, mais même pour Citroën ou Peugeot. Si de nos jours l’industrie automobile française a tant de mal en haut de gamme face aux voitures allemandes, il faut rechercher les raisons de ce déficit d’image et de capacité onirique ou fantasmatique des décennies en arrière, quand une voiture de 170-180 cv comme la SM paraissait excessive et déraisonnable, une vraie folie !
Durant la période 1970-1974, le moteur C114 fourni à Citroën pour la SM à 12 920 exemplaires représentait la moitié du chiffre d'affaire de Maserati ! Autant dire que la décision d'arrêter la production de la SM en 1975 condamnait Maserati.
Dès l’arrêt de la chaîne SM, la commande quotidienne de la vingtaine de moteurs C114 à l’usine Maserati cessa. Hors cette activité était cruciale pour l’usine de Modène au moment où, ambiance (artificielle) de crise aidant, les modèles Maserati surtout V8 (Bora, Khamsin) se vendaient mal. Maserati se trouva en sureffectifs. Plutôt que de proposer un plan social qui aurait été "houleux" tout en sortant les Quattroporte II V6 puis V8 qui auraient fort bien pu rencontrer le succès (les Jaguar XJ 6 et 12, les BMW 528 puis 728 et autres Mercedes 350 et 450 trouvèrent bien preneurs), le groupe PSA préféra aller au plus court et au plus simple, taillant dans le vif même si le bois n’était pas vraiment mort : Maserati fut déclarée en banqueroute et mise en liquidation. Attention : pas en vente, en liquidation !
Tout cela fut d’autant plus désolant que la "crise" pétrolière était surtout psychologique et amplifiée par la caisse de résonnance des media. Le prix de l’essence avait doublé en deux ans, certes, mais il faut dire qu’elle était particulièrement bon marché jusque-là. Mis à part le textile français qui commençait à délocaliser (mais pas l’italien), l’économie occidentale était tout de même extrêmement active. En fait, la situation "de crise" de 1973 (300 000 chômeurs "professionnels", pas ou très peu de déficit budgétaire des états) ferait rêver les économistes occidentaux de 2016. La clientèle pour des voitures luxueuses existait bel et bien comme le prouvèrent dans les années qui suivirent les francs succès de Ferrari, Porsche et du trio Mercedes-BMW-Audi.
Toute la communauté des amateurs d’automobiles fut choquée par la mise en liquidation de Maserati et le tollé fut général. Il paraissait à tous inconcevable qu’un nom tel que Maserati, qui avait écrit tant de pages de l’histoire des courses et du grand tourisme, disparaisse si brutalement.
Les employés des Officine formèrent un comité de défense, occupèrent l’usine. Une délégation se rendit à la mairie de Modène, auprès des députés d’Emilia Romagna, devant les journalistes, faisant de cette faillite de Maserati un problème national. Sous la pression de l’opinion publique, émue et considérant que Maserati faisait partie du patrimoine industriel voire culturel italien, le gouvernement suspendit pour six mois la procédure de banqueroute et nomma un administrateur provisoire qui fut Romano Prodi, le futur président du Conseil italien. Au fur à mesure que le temps passait, des employés quittaient d’eux même les Officine, limitant le nombre de licenciés de 920 à 774.
Le 12 août 1975, un organisme d’Etat d’aide aux sociétés en difficultés, le GEPI, reprit Maserati avec une participation minoritaire (30 %) de l’industriel Alejandro De Tomaso qui en assura néanmoins la direction. Grâce à l’appui de son ami le ministre Carlo Donat Cattin (prononcer "Cattine"), Alejandro De Tomaso avait déjà pris le contrôle, épaulé par des fonds publics, des marques de moto Benelli et Moto Guzzi, mises en péril par la concurrence japonaise. Ce montage bien rodé fonctionna pour Maserati en 1975 puis pour Innocenti (usine Lambrate près de Milan) en 1976, plaçant De Tomaso à la tête d’un petit empire de sociétés mécaniques en difficultés. Ci-dessous Alejandro De Tomaso avec son "best seller", la De Tomaso Pantera :
A peine arrivé à la tête de Maserati, Alejandro De Tomaso commit, à mon avis, une très grave erreur qui fut bien lourde de conséquences. Un matin de l’été 1975, en venant travailler via Ciro Menotti, l’ingénieur en chef Giulio Alfieri trouva ses affaires de bureau sur le parking de l’usine ! Congédié, remercié après avoir sauvé et tenu les Officine à bout de bras et d’intelligence pendant 22 ans ! Giulio Alfieri payait là le fait d’avoir favorisé Citroën plutôt que De Tomaso (qui avait effectué une première tentative) lors du rachat de Maserati en 1968.
Alejandro De Tomaso aurait presque du remercier Giulio Alfieri car il s'était finalement offert Maserati pour une somme dérisoire par rapport à ce qu'elle lui aurait coûté en 1968, lors de sa tentative précédente !
Alfieri n'aurait jamais quitté Maserati de lui-même. Il adorait la marque au trident et son génie aurait été bien utile, dans les années 80, pour mettre au point un moteur révolutionnaire, pionnier voire expérimental : le V6 Biturbo. On se prend à rêver de ce qu’aurait été l’épopée Biturbo si Giulio Alfieri avait dirigé sa conception et son développement. Les clients auraient essuyé moins de plâtres. Belle occasion manquée ! Le grand et sage Alfieri, dont la vaste culture et les autres centres d’intérêt dépassaient largement le cadre de l’automobile, trouva la force de surmonter l’affront dignement et se consola rapidement en prenant la direction de Lamborghini.
Pour clore le très long chapitre "Giulio Alfieri" de cette épopée Maserati vue à travers ses ingénieurs en chef, je vous propose une dernière photo de Giulio Alfieri prise au musée Panini près de l'Eldorado de 1958 :
Giulio Alfieri est à droite en pardessus clair, aussi renfrogné qu'en 1958 ! Cette photo a été prise en 2000 ou 2001. Giulio Alfieri décédera en 2002 à l'âge de 78 ans. Devant lui en veston à carreaux se trouve Ermanno Cozza. De l'autre côté du moteur en chemise bleue nous avons Stirling Moss et tout à gauche en complet gris et pull bariolé le mécanicien Giulio Borsari.
Ci-dessous les même protagonistes autour de la même voiture en 1958 : Giulio Alfieri les bras croisés à gauche, Ermanno Cozza les mains dans le moteur presque au même endroit qu'en 2001, Giulio Borsari en blanc. Mais c'est Guerino Bertocchi (décédé en 1982) qui s'extraie du cockpit de l'Eldorado :
Giulio Alfieri et Stirling Moss, Monza 1958 :
Grazie, egregio ingeniere Alfieri, per avere tanto amato la Maserati !