Après la période des fratelli Maserati (1914-1947), celle des Orsi (1947-1968), celle de Citroën (1968-1975), s’ouvrit en 1975 une nouvelle ère pour Maserati, celle d’Alejandro De Tomaso, qui gardera le contrôle des Officine pendant 18 ans, jusqu’en 1993 quand s’opérera le rachat par Fiat.
Né en 1928, Alejandro De Tomaso était un poème à lui tout seul, une personnalité controversée du monde de l’automobile, une très forte personnalité en vérité, qui ne laissait personne indifférent. Tous ceux qui ont connu Alejandro De Tomaso sont cependant d’accord sur un point : son caractère particulièrement volontaire et déterminé !
Son père, fils d’émigrés italiens en Argentine, connut une brillante carrière politique, fut ministre de l’agriculture avant de décéder brutalement à 38 ans durant sa campagne pour les élections présidentielles de 1933. Alejandro avait seulement cinq ans. Sa mère était l’héritière de l’une des plus grandes propriétés terriennes d’Argentine où on pratiquait l’élevage bovin intensif, le bétail étant marqué d’une lettre T stylisée que De Tomaso utilisera comme emblème de ses voitures, placée sur un écusson aux couleurs bleues et blanches de son pays.
Dans sa jeunesse, Alejandro milita un temps dans les groupes anti-Peronistes lors de sa rencontre avec un étudiant en médecine du nom d’Ernesto Guevara (le futur "Che"). Dirigeant un journal étudiant d’opposition, il fut contraint en 1955 de s’exiler en Italie, retrouvant ses racines familiales près de Modène, avant de pouvoir revenir en Argentine en 1956 à la destitution de Peron. Il se retrouva alors devoir prendre la tête de l’administration du domaine familial et de la fortune considérable qu’il représentait. Ses velléités révolutionnaires s’évanouirent instantanément au contact de la réalité des choses mais la gestion l’ennuyait. Il ne pensait qu’à la course automobile. Il faut dire que de nombreux et glorieux pilotes argentins s’offraient en exemple héroïque à la jeunesse d’alors. Alejandro rêvait de rejoindre les Juan Manuel Fangio, Froilan Gonzales, Carlos Menditéguy et autres Onofre Marimon ou Roberto Mieres.
Après une Bugatti et une Ferrari, Alejandro s’acheta une Maserati 150 S avec laquelle il termina 4ème aux 1000 kilomètres de Buenos Aires 1956 (remportés par Stirling Moss et Carlos Menditéguy sur Maserati 300 S). Cette course le marqua surtout par sa rencontre avec celle qui allait devenir sa femme, Elisabeth Haskell, une riche héritière américaine (son grand père était l’un des fondateurs de General Motors) venue participer à la compétition avec sa propre Maserati.
Après leur mariage, ces deux passionnés du trident s’installèrent en 1957 à Modène, haut lieu de la course automobile, et coururent ensemble sur une Osca 1500. Ils devinrent tous deux des pilotes d’usine Osca (la marque crée à Bologne en 1947 quand les fratelli Maserati quittèrent les Officine du trident). Fait très rare dans les annales, un couple de pilotes, unis dans la vie et devant Dieu, courait en équipe en course d’endurance. Leurs meilleurs résultats furent trois victoires à l'indice de performance aux 12 heures de Sebring 1958 (avec Bob Ferguson en 3ème équipier), aux 24 heures du Mans 1958 (Alejandro seul avec Colin Davies) et à nouveau à Sebring en couple en 1959 (avec Bob Ferguson). A chaque fois sur une Osca 750 cm3.
Relais entre Alejandro et sa femme Elisabeth :
Le petit brun et la grande blonde firent équipe en course sur Osca pendant des années !
De Tomaso et sa femme Elisabeth écoutent les conseils de Juan Manuel Fangio :
Durant ces "années Osca", Alejandro De Tomaso fut très proche des "fratelli" Maserati et très influencé par leur méthode de travail, leur passion créatrice et communicative en toute simplicité. De plus, il venait assez souvent à l’usine Maserati de Modène où Guerino Bertocchi lui faisait essayer le dernier bolide en gestation "alla via Ciro Menotti".
De Tomaso comprit bien vite qu’il n’égalerait jamais, en tant que pilote, les exploits de ses compatriotes glorieux. Aidé par sa femme Elisabeth, il décida de passer à autre chose, la création de sa propre marque automobile. En 1959, il installa son usine à Albareto, dans la banlieue de Modène. Sur le modèle des frères Maserati, il y construisit d’abord exclusivement des voitures de course, des monoplaces de Formule junior et même une Formule 1 tout en participant à la mise au point de la Behra-Porsche. L’évolution toute naturelle fut la production de voitures de grand tourisme. Après la confidentielle Vallelunga (1963), le prolifique Giorgetto Giugiaro (alors employé par Ghia) commit en 1966 (la même année que l’inestimable Maserati Ghibli) la De Tomaso Mangusta qui, avec sa ligne extraordinaire, son châssis poutre et son V8 Ford rustique et fiable, fit sensation. La Mangusta :
C’est à ce moment que De Tomaso décida son beau-frère à investir dans le rachat de la Carrozzeria Ghia. Giorgetto Giugiaro, alors "primo" della Ghia, devint l’employé de De Tomaso dont il supporta mal l’autorité ou l’autoritarisme, ce qui l’incita à aller créer son propre bureau de Design : Italdesign. Tom Tjaarda lui succéda à la tête des dessinateurs Ghia. On lui doit les De Tomaso Pantera, Deauville et Longchamp.
En 1968, Enzo Ferrari se ravisa au dernier moment lors de la signature du rachat de la Scuderia par Ford. Déçu, le constructeur américain chercha un artisan italien à équiper en moteurs Ford V8 de 5 ou 5.7 litres pour prendre quelques parts de marché à Ferrari dans ce monde des Grands Tourismes d’exception. Ci-dessous De Tomaso et sa Pantera devant le building Ford :
De Tomaso devant une meute de Pantera :
Ainsi et durant 15 ans, De Tomaso devint le quatrième constructeur italien de voitures de sport derrière Ferrari, Maserati et Lamborghini (tout cela dans un rayon de 50 kms !). Très vite, De Tomaso revendit Ghia à Ford, l’écusson "Ghia" estampillant dans les années 70 les Ford européennes et américaines à la finition la plus luxueuse. Les affaires prospérant, surtout grâce à la Pantera, De Tomaso racheta avec l’aide de l’état italien où il avait des amis ministres (GEPI) des sociétés en graves difficultés financières : le carrossier Vignale, les marques de moto Benelli et Moto Guzzi, Maserati en 1975 puis, plus tard, Innocenti en 1976.
Arrivé à la tête de Maserati, Alejandro De Tomaso commit, à mon avis, une très grave erreur qui fut bien lourde de conséquences. Un matin de l’été 1975, en venant travailler via Ciro Menotti, l’ingénieur en chef Giulio Alfieri trouva ses affaires de bureau sur le parking de l’usine ! Congédié, remercié après avoir sauvé et tenu les Officine à bout de bras et d’intelligence pendant 22 ans ! Giulio Alfieri payait là le fait d’avoir favorisé Citroën plutôt que De Tomaso (qui avait effectué une première tentative) lors du rachat de Maserati en 1968. Alfieri ne serait jamais parti de lui-même. Il adorait la marque au trident et son génie aurait été bien utile, dans les années 80, pour mettre au point un moteur révolutionnaire, pionnier voire expérimental : le V6 Biturbo. On se prend à rêver de ce qu’aurait été l’épopée Biturbo si Giulio Alfieri avait dirigé sa conception et son développement. Les clients auraient essuyé moins de plâtres. Belle occasion manquée ! Le grand et sage Alfieri, dont la vaste culture et les autres centres d’intérêt dépassaient largement le cadre de l’automobile, trouva la force de surmonter l’affront dignement et se consola rapidement en prenant la direction de Lamborghini.
Le staff technique des Officine fut transféré chez De Tomaso. C’est Aurelio Bertocchi, le fils de Guerino, ingénieur de l’usine De Tomaso, qui reprit le poste laissé vacant par Giulio Alfieri, celui d’ingénieur en chef de Maserati.
A l'hôtel Canal Grande de Modène, propriété et lieu de résidence d'Alejandro De Tomaso, Aurelio Bertocchi (ingénieur) et son père Guerino (le collaudatore mythique de Maserati) :
Emblématique de son époque où un fils de technicien pouvait devenir ingénieur par son mérite, Aurelio, fierté de son père, était certes sympathique et compétent. Mais son talent n’égalait tout de même pas celui de l’un des meilleurs ingénieurs automobile que connut l’Italie. Il suffit cependant largement à extrapoler la Maserati Kyalami de la De Tomaso Longchamp et à créer la très classique Quattroporte III. C’est au cours de la très originale aventure Biturbo que la dimension hors norme de Giulio Alfieri eut été bienvenue et fort utile. L’importance de l’ingénieur en chef est cruciale dans un projet automobile et le devenir d’une firme. Quand on pense que même Giulio Alfieri a pu faillir : si les tendeurs des chaînes de distribution du moteur Maserati de la Citroën SM avaient été d’emblée présents et solides, la réputation du coupé français de prestige aurait été préservée et sa carrière peut-être poursuivie. Comme un petit détail fut lourd de conséquences… Mais on ne refait pas l’histoire …
Giulio Alfieri ne fut pas le seul limogé des Officine. Alejandro De Tomaso n’avait consenti à reprendre à son nom les actions Maserati détenues par la GEPI qu’à condition que le personnel soit réduit de moitié. Les Officine durent se séparer de nombreux ouvriers et de l’ingénieur qualité Mazzoli. On attribua à Omer Orsi une vague fonction honorifique directoriale mais, heureusement, Alejandro De Tomaso retint deux assistants d’Alfieri, Ermanno Cozza et Ermanno Corghi (les "Ermanno Co") dont les rôles seront importants et efficaces dans "l’aventura Biturbo".
En 1975 seules 201 Maserati avaient été vendues et livrées (102 Merak, 69 Khamsin, 29 Bora et 1 Quattroporte II) soit 65 % de moins qu’en 1974. Citroën n’avait même pas honoré les commandes d’une quinzaine de Khamsin, parquées depuis des mois de grève dans l’usine, à moitié assemblées car les fournisseurs n’étant pas réglés, les accessoires n’arrivaient plus !
Il fallait se ressaisir et très vite, Alejandro De Tomaso le savait parfaitement. On dira ce que l’on voudra du nouveau patron de Maserati, mais son sens commercial et de "l’évènementiel", comme on dit de nos jours, était très développé. Il fallait rapidement refaire parler de Maserati mais cette fois-ci de façon positive en exposant un nouveau modèle, si possible à Genève pour des raisons de prestige et d’histoire, rappelant les débuts de la 3500 GT "dame blanche" qui avait sauvé la firme en d’autres temps (1957). Maserati présenta ainsi la Kyalami au salon de Genève 1976, à peine six mois après la reprise des Officine par De Tomaso, le 8 Août 1975. La Kyalami portait le nom du circuit d’Afrique du Sud qui vit la victoire de la Cooper-Maserati de Formule 1 de Pedro Rodriguez en 1967. La trésorerie de Maserati étant exsangue, la Kyalami fut créée à très peu de frais en la dérivant de la De Tomaso Longchamps. Tom Tjaarda avait eu pour mission de contrer la Mercedes 450 SLC en dessinant la Longchamps. Pietro Frua fut invité à "maseratiser" la Longchamps, échangeant ses optiques rectangulaires (type Ford Granada) contre deux doubles phares ronds et le T sur drapeau argentin sur la calandre contre le trident de Maserati. Le capot était légèrement plus long et plongeant que sur la De Tomaso et les feux arrière de la nouvelle Kyalami provenaient de feu la Citroën SM.
De Tomaso Longchamps :
Maserati Kyalami, la première Maserati née sous l'ère De Tomaso :
Aurelio Bertocchi installa facilement le V8 maison-Maserati en lieu et place du V8 Ford Cleveland et le tour fut joué. Le résultat me semble spectaculaire. Bien que moins aérodynamique que l’Indy qu’elle remplace, la Kyalami est très belle et racée, dégageant une forte impression de puissance et de raffinement.
Née en période troublée, "enfant adoptée" en provenance d’une autre marque, réservée aux vrais connaisseurs, la Kyalami ne connut pas le succès qu’elle méritait pourtant largement. Seuls 200 exemplaires virent le jour de 1976 à 1983. Elle restera pourtant le dernier représentant des grands coupés luxueux Maserati, l’ultime mû par le prestigieux et intemporel V8 maison issu de la 450 S de 1957
Pour Alejandro De Tomaso, il était impensable de laisser passer ne serait-ce qu’une année sans faire parler de Maserati. Il fallait absolument renouveler la Quattroporte I dont la production s’était terminée en 1969, mais pas par une SM V6 à quatre portes, surtout après ce que Citroën avait fait à Maserati. Alejandro demanda à Giorgetto Giugiaro de lui dessiner une Quattroporte III statutaire, imposante, une sorte de Rolls-Royce ou plutôt de Bentley transalpine, pensée d’emblée pour le marché américain et donc animée par les V8 de la Kyalami. Maître Giugiaro, alors dans sa période cubiste, produisit le dessin d’une très grande berline, pourtant étonnamment un peu plus courte que la Quattroporte I de Frua ou la Quattroporte II de Gandini. Le vaisseau "ammiraglia" de Maserati reçut le nom de code Tipo AM 330 et ce fut la Quattroporte III.
De Tomaso et Giugiaro au moment de la création de la Quattroporte III :
De Tomaso heureux lors de la sortie de la Quattroporte III en 1978 :
Avec pas moins de 2155 exemplaires produits (dont 55 Royales) de 1979 à 1990, la Quattroporte III connut un succès certain. Elle fut la dernière Maserati animée par le mythique V8 dérivé de la 450 S et produite de manière artisanale, le dernier des "Monstres Sacrés de la route", en fait. Grâce au démarrage de sa fabrication, en 1979, la production de Maserati passa d’environ 300 à 500 voitures par an.
Mais Alejandro De Tomaso avait une autre idée pour faire passer la vitesse supérieure à sa firme chérie et semble-t-il préférée, même par rapport à celle portant son propre nom. Depuis 1975, les voitures de plus de 2 litres étaient lourdement taxées en Italie (progressivement 19 % de TVA jusqu’à 2 litres, mais 38 % au-delà !). Si Alejandro voulait produire une Maserati à grande échelle, il fallait que celle-ci restât sous la barre des 2 litres mais, réputation sportive du trident obligeant, qu’elle délivrât au moins 170 à 180 cv. Une toute nouvelle technologie lui permettra en 1981 de résoudre cette équation, ce sera la formidable saga des Maserati Biturbo qui s’étendra sur 21 ans et dont Alejandro De Tomaso fut le véritable "maître d'oeuvre".
Dans la suite de ce récit, vous vous rendrez vite compte à quel point l’extraordinaire "épopée Biturbo" repose essentiellement sur la volonté d’un homme. Alejandro De Tomaso ne fut pas un lointain actionnaire simplement propriétaire des titres d’une marque, mais un patron du genre "très hyperactif", extrêmement impliqué quotidiennement - peut-être même trop selon certains - dans tous les choix à faire pour piloter au mieux son entreprise. S’il n’a pas eu que de bonnes idées (cf l'obstination d'équiper le moteur le plus novateur de la décennie d'un carbu et non de l'injection, tellement il avait été troublé par les pannes des injecteurs Lucas des Sebring dans les années 60), il faut néanmoins rendre à César ce qui est à César et à Alejandro ce qui lui appartient.
Dès 1976, De Tomaso, par deux ou trois intuitions technico-commerciales en vérité assez géniales, avait jeté les bases, tracé les grandes lignes d’une nouvelle Maserati appelée à une diffusion franchement plus large que ses devancières :
- une descente en gamme, permettant à une nouvelle clientèle d’accéder à une Maserati et au grand prestige de la marque à la moitié du prix habituel (cet argument marketing jouera considérablement pour le succès de la future Biturbo. On allait pouvoir disposer d’une Maserati neuve au prix d’une BMW 535 ou d’une Mercedes 280 SE, ouvrant les portes de Maserati à une clientèle qui n’y avait pas accès jusque-là)
- une voiture assez compacte donc moins chère à produire et légère, plus facile à motoriser sportivement. Elle devait cependant offrir quatre vraies places pour intéresser le plus grand nombre d’acheteurs potentiels.
- une cylindrée obligatoirement limitée à 2 litres (véritable "downsizing" avant l’heure) pour éviter la "super taxe" à 39 % (mais délivrant une puissance digne de la réputation de Maserati, au moins de l’ordre de 170 ou 180 cv, ce que la nouvelle technologie du turbocompresseur commençait à autoriser, l’administration italienne n’étant heureusement pas entrée dans la subtilité d’une suralimentation).
Turbo signifie "vent" en latin et en vieil italien ("quando turbo spira" disait Dante dans la "Divina Commedia" : "quand le vent souffle"). Le compresseur d'air (amenant dans les cylindres plus d’oxygène donc plus de capacité détonante) n'était plus actionné mécaniquement par le vilebrequin, comme sur les voitures de course d’avant-guerre, mais par la force, le vent des gaz d'échappement qui faisait tourner des ailettes (premier "moulin") entraînant un axe qui portait un peu plus loin d'autres ailettes (second "moulin") qui comprimaient l'air. Presque aucun frein direct sur le moteur, le gain était ample et total en utilisant une énergie jusque-là gaspillée, celle de la vitesse des gaz d'échappement. A noter tout de même que le turbo compresseur freinait un peu la sortie de ces gaz, ce qui aurait bridé légèrement le moteur si l'on n'avait pas diminué en identiques proportions les chicanes des silencieux. A la fin des années 70, se posait cependant le problème du temps de réponse du turbocompresseur (turbo lag). Quand le conducteur sollicitait l'accélérateur, il fallait attendre que le moteur s'emballe, que la vitesse des gaz d'échappement augmente et que s'accélère très rapidement, jusqu'à des valeurs dépassant 100 000 tours par minute, la rotation de l'axe du turbocompresseur ! Ceux utilisés par BMW sur sa 2002 (en 1973) puis par Porsche sur sa 911 (en 1975) étaient sans doute trop gros, trop lourds et soumis à trop d'inertie lors de l'accélération de la rotation, engendrant des temps de réponse conséquents, de une à deux secondes.
Un peu plus tard, vers 1978, il semble bien que ce soit à un Alejandro De Tomaso décidément très en forme que l’on doive l’idée fabuleuse d’utiliser deux petits turbocompresseurs plutôt qu’un seul gros, réduisant ainsi considérablement, par une faible inertie des pièces en mouvement, le fameux temps de réponse (qui ne fut jamais un problème chez Maserati contrairement à la concurrence) et baptisant la nouvelle perle du trident d’un nom sans équivoque et claquant à lui seul comme un slogan publicitaire : Biturbo.
Les voitures à moteur turbo avaient à l’époque la réputation d’être extrêmement vives et sportives, voire carrément brutales et difficiles à maîtriser. Les observateurs et les journalistes automobiles se sont dit : « qu’est-ce que ça doit être avec deux turbos ? ». Cet argument commercial fit mouche lui-aussi, d’autant plus qu’il s’agissait d’une grande première mondiale, aucune voiture commercialisée jusqu’alors ne disposant de deux turbocompresseurs. Il est difficile aujourd’hui d’imaginer à quel point le simple mot "Biturbo" pouvait exciter alors les passionnés d’automobile…
De Tomaso le 14 Décembre 1981 lors de la présentation de la Biturbo à la presse :
14/12/1981 : un Alejandro De Tomaso souriant présente aux journalistes la nouvelle "dame blanche" de Maserati (nom de la 3500 GT qui avait sauvé Maserati en 1957) dans la cour de l'usine, via Ciro Menotti. Au fond, une Quattroporte III de couleur sombre. L'air de famille est évident !
Les ventes explosèrent littéralement ! La Biturbo Maserati constitua l’un des plus grands revirements de situation commerciale de toute l’histoire de l’automobile. Rendez-vous compte :
- en 1981, Maserati peinait à sortir 528 voitures
- dans les deux semaines qui suivirent la présentation de la Biturbo, 350 commandes fermes étaient signées
- en 1982, plus de 1888 Biturbos sortirent des chaînes alors que la production en série n’avait débuté qu’en Avril
- en 1983, ce fut le "Biturbo boom", l’année de tous les records avec 5333 voitures fabriquées chez Maserati dont 5053 Biturbo, soit une augmentation de 1000 % pour les Officine par rapport à 1981 !
L’engouement pour cette voiture de tout de même 130 000 francs (finalement 23 millions de lires en 1982, alors qu'Alejandro De Tomaso l'avait annoncée à 16.7 millions de lires en 1981 !) fut vraiment exceptionnel, phénoménal même. Pour faire face à cette demande ahurissante, la chaîne des Merak fut stoppée en 1982 et du personnel fut engagé et formé assez rapidement.
Alejandro De Tomaso était très fier du succès technique de la Biturbo et du démarrage en trombe des commandes. Sans bouder son plaisir, il savourait le fait d’avoir réussi un superbe "coup commercial" qui resterait dans les annales et respirait encore à plein poumon, sans entrave aucune. Hélas, cela ne dura pas. Des problèmes sérieux commencèrent assez rapidement à obscurcir l’horizon radieux de Maserati de façon malgré tout assez logique s'agissant d'une technologie turbo toute récente, complexe et manquant de recul. Rien à voir avec une Maserati Quattroporte III par exemple dont le moteur V8 avait 20 ans, pour lequel tout était connu, révélé et amélioré quand il l'avait fallu depuis longtemps. Pour la Biturbo au contraire, tout était à découvrir. C'était un coup d'essai, une première fois pour Maserati en motorisation turbo et une première mondiale en "biturbisme". Cette technologie de la turbo-compression était d'ailleurs trop neuve, les ingénieurs et même les conducteurs insuffisamment expérimentés en ce domaine.
Cliquetis par excès de pression des turbos non contrôlés, panne au redémarrage moteur chaud par évaporation de l'essence sous la cloche (vaporlock), segments chromés des pistons raclant le Nigusil des chambres, turbo initialement non refroidis par eau et grillés par l'habitude des conducteurs d'accélérer avant de couper le contact (lançant les turbos à pleine rotation alors que la pompe à huile s'arrêtait avec le moteur, stoppant l'arrivée d'huile sur l'axe des turbos), boîte à fusible (des Fiat Ritmo) fantaisiste, arrivée de l'huile sur l'arbre à cames côté passager trop petite ...
Alejandro De Tomaso va déchanter avec la Biturbo mais ne baissera pas les bras et réglera un à un tous ses nombreux défauts de jeunesse, parvenant à partir de 1986 avec la Si et l'injection à un produit de grande qualité.
Très superstitieux, Alejandro De Tomaso tenait une conférence de presse tous les 14 décembre, date anniversaire de la création de la firme Maserati le 14 décembre 1914.
Le public était impressionné par l 'énergie d'Alejandro De Tomaso, touché par son enthousiasme parfois un peu excessif (et peu canalisé) à annoncer de nouveaux modèles, de nouveaux moteurs lors des fameuses conférences de presse du 14 décembre. L'humilité et la modération n'étaient pas ses principales qualités et il aimait créer l’événement par des annonces tapageuses qu'il était ensuite difficile à son personnel de tenir ! Mais ça faisait partie du jeu, du "folklore Maserati", et tous, employés, journalistes automobile et même public, le comprenaient bien. Ah il aura fait travailler ses employés comme des forcenés, Alejandro DeTomaso, afin d'honorer sa parole à peu près dans les délais ! Mais son amour des Biturbo était bien réel et il s'est véritablement donné du mal pour elles, ce qui motivait encore plus ses troupes qui y allaient de bon cœur !
A l'usine Viale Ciro Menotti au début des années 90, heureux au milieu Des blocs V6 :
Alejandro De Tomaso ne fut hélas pas épargné par la maladie : en janvier 1993, à 64 ans, il fut victime d’un accident vasculaire cérébral. S’il récupéra sans difficulté intellectuelle du coma initial, il conserva par contre de lourdes séquelles motrices avec paralysie de l’hémiface droite et de la moitié droite du corps, nécessitant l’usage partiel d’un fauteuil roulant.
Alejandro De Tomaso décida à ce moment de jeter l'éponge après 18 ans de sa vie dédiés presque exclusivement à Maserati au point d'en avoir un peu oublié sa propre marque automobile, De Tomaso, qui se mourait lentement. Je suis certain qu’en bonne santé, il aurait continué encore une dizaine d’années à diriger les Officine. Il vendit ses parts restantes de Maserati à Fiat qui possédait déjà les 49 % d'actions rachetées à Chrysler (et un peu à De Tomaso) à la fin des années 80. Cependant, Alejandro De Tomaso fera vaillamment face à la maladie et au handicap et ne décèdera pas avant 2003. Il aura heureusement eu le temps de voir la seconde renaissance commerciale de sa chère entreprise Maserati de 1998 à 2003, sous l'égide de Ferrari, après la première renaissance qu'il avait lui-même opérée en 1982 avec le lancement de la Biturbo.
Je voudrais ici rendre hommage à cet homme qui s'impliqua très personnellement dans la firme Maserati et fut le véritable promoteur de la saga des Biturbo, non pas comme un lointain actionnaire indifférent, mais comme un décideur au quotidien, un opérateur de ces multiples choix souvent lourds de conséquences (carrosseries, moteurs, designers, marketing) qui font ou défont les succès, un annonceur de nouveautés, particulièrement lors de ses désormais mythiques conférences de presse du 14 décembre où le ton était toujours passionné et exalté, souvent jusqu'à l'excès d'optimisme !
Il se battit comme un lion et a beaucoup donné de lui-même pour faire progresser les Biturbo, très insuffisamment développées lors de leur lancement en 1981 mais conceptuellement géniales, ramener des fonds de chez Chrysler ou Fiat, produire des modèles de rêve avec ses moyens limités (Karif, Shamal, Chubasco s'il avait pu). Il a véritablement aimé et même adoré les Biturbo dont il a inspiré absolument l'aventure humaine et technique. Grâce à lui, ce fut une belle épopée, celle de pionniers hardis défrichant des terres nouvelles et de travailleurs infatigables qui résolvèrent un à un les problèmes rencontrés, remettant sans cesse sur la table à dessin, puis l’ordinateur, l'ouvrage à parfaire.
Alors qu'il atteignait enfin son but technique, qu'il proposait pour la première fois des autos abouties et achevées, la clientèle se mit à les délaisser, malgré tous ses efforts consentis pour créer encore et toujours l’événement et le rêve. A l'impossible nul n'est tenu. Au moins aura-t-il réussi à assurer la pérennité de l'entreprise Maserati et de la lignée Biturbo en remettant entre les mains d'un groupe puissant (voire tentaculaire) et italien, Fiat, le destin du trident modénais.
Merci, monsieur De Tomaso pour votre passion et votre travail acharné au profit des Biturbo. Votre empreinte dans le patrimoine automobile mondial est indélébile et admirable.
Aucun maseratiste ne vous oubliera, encore moins les biturbistes. "Bravo e grazie a lei" !